Yves ELLEOUET

Yves ELLEOUET



Coup de vent sur les gueules de loup et le chemin comme la plaie dans le fruit, coq rouillé, panache de fer, indiquant l’horizon du pays des morts, Yves Elléouët est l’un des plus grands écrivains de sa génération. Un poète personnel, de vertige. Un peintre, qui ne l’est pas moins. Il est l’auteur de deux chefs-d’œuvre absolus : Livre des Rois de Bretagne et Falc’hun. Et que craque l’allumette du Merveilleux au fond des os, qui dansent dans la pierre jusqu’au soir.

Yves Elléouët est né le 8 janvier 1932 à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne).  Son père, Jean, comptable à l’hôtel Cayré à Paris, est originaire de La Roche-Maurice (Finistère), dans le Léon, à cheval sur la vallée de l’Élorn, qui traverse la commune, en aval de Landivisiau et en amont de Landerneau, située à 4 km. Sa mère, Marcelle, couturière à domicile, de Haute-Marne. La famille s’installe à Garches (Hauts-de-Seine) en 1935. Yves Elléouët passe les années de l’Occupation allemande à La Roche Maurice chez sa grand-mère paternelle, avec sa tante et son oncle, qui lui inspirera le personnage d’Eliezer dans Falc’hun. De retour à Garches en 1945, son père lui fait découvrir la littérature et l’entraîne dans les musées.

Yves Elléouët, enfant précoce, a déjà commencé à écrire et à peindre. En 1949, il quitte le lycée et entre à l’École technique des arts appliqués, à Paris. Diplômé des Arts appliqués en 1953, Yves Elléouët retourne régulièrement en Bretagne Pendant les vacances, il s’embarque à Lesconil (Finistère) sur un chalutier. Il continue à peindre et à écrire. Appelé en 1954, au service militaire à Saint-Maixant, il est réformé en 1955 pour raison de santé. Attiré par le mouvement surréaliste, il fait la connaissance d’André Breton et de sa fille Aube : et quelque part un rideau tombe - et l’ancienne nuit - la nuit ancienne - voit sur son dernier théâtre - s’éteindre la rampe de sa vie - Aube mienne - Un nouveau sens est né. En dépit des liens affectifs et intellectuels qui l’attachent aux surréaliste,

Yves se veut essentiellement solitaire et à l’écart de tout mouvement. À André Breton qui lui reproche de ne venir pas plus souvent aux réunions des cafés-surréalistes, Yves lui répond : « Rien ne pousse à l’ombre des grands arbres. » Yves et Aube Breton se marient en décembre 1956, à Paris, et s’installent au 117, rue de Vaugirard, dans l’ancien atelier du peintre et sculpteur David Hare, le deuxième mari de la peintre, et mère d’Aube, Jacqueline Lamba.

Yves Elléouët apprend le métier d’héliograveur à l’école Estienne en 1957-1958, puis travaille comme retoucheur à l’imprimerie Lang à Paris. Il se lie d’amitié avec le peintre Pierre Jaouën et l’écrivain brestois Charles Estienne. Une chaleureuse complicité les amène à se retrouver chaque été en Bretagne. Yves arrête son travail à l’imprimerie, pour se consacrer à la peinture et à la poésie. Il manie parallèlement pinceau et plume, « tiraillé » entre deux formes d’expression qu’il ne cherche pas à séparer. Il est attiré par Tàpies, Poliakoff, Lapicque et de Staël. Du 15 décembre 1959 au 29 février 1960, Yves Elléouët participe à l’Exposition internationale du surréalisme, galerie Daniel Cordier, à Paris, qui a pour thème l’érotisme, où il expose une toile, Nymphette, et un objet, Farder la nuit. Il déménage avec Aube au 42, rue Fontaine, au-dessus de l’atelier d’André Breton. Yves Elléouët est engagé comme dessinateur en mars 1960, au service publicité du journal Elle.

En septembre 1960, il signe le Manifeste des 121, déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Dans un projet de repérage analogique des artistes surréalistes, établi pour le catalogue de l’Exposition internationale de New York (hiver 1960-1961), André Breton le place sous le signe de Merlin, en compagnie de Tanguy, Miró, Mimi Parent et Roland Giguère. En mai 1961, rencontre avec Charles Lapicque. Yves et Aube passent leurs vacances au Palud, à La Roche Jaune (Côtes-d’Armor), dans la maison prêtée par le sculpteur étatsunien Alexander Calder, connu pour ses mobiles, ainsi nommés sur proposition de Marcel Duchamp lors de leur exposition à Paris en 1932 à la galerie Vignon, ses assemblages de formes animées par les mouvements de l’air, puis ses stabiles. Été 1962, premier voyage à l’étranger. Yves Elléouët découvre Pompéi. Il séjourne avec Aube à Ischia en Italie. Yves et Aube quittent Paris en 1966, pour Saché en Touraine. Les Calder-Davidson leur trouvent une maison et les aident à s’installer. Yves Elléouët voyage à Montségur avec Aube, André Breton, Simone et Adrien Dax.

L’année de l’arrivée de Corée, d’Oona, sa fille adoptive, en 1968, Yves Elléouët s’arrête de peindre pour écrire son premier récit poétique, Livre des Rois de Bretagne : « J’ai acquis une étrange mémoire, elle m’emporte bien au-delà de la naissance. Je remonte un fleuve aux rives bigarrées. Une image de l’air, le vol hiéroglyphique de l’oiseau : voici mes livres. » Dans la tradition celtique, les îles sont les tombeaux des Dieux. Ces Dieux ou ces Géants ont été enfouis dans la terre et la roche des écueils qui sont des domaines sacrés, « en relation avec un mythe de mort et de résurrection ». Ce personnage de la vie quotidienne, cet ancien colonial « retour des pays chauds » est-il l’un d’entre eux ? Georges Cocaign, dit Troadic Cam, apparaît à la suite d’une exhumation grandiose. Peut-être ne sait-il pas lui-même s’il est d’ici et d’aujourd’hui, ou s’il est « vieux comme le monde », s’il est la réincarnation d’un héros ancien ou simplement un homme doué d’imagination et aussi d’une mémoire mystérieuse ? Il est tout cela, sans doute, et plus encore, car nous abordons là le monde des métamorphoses, où le « réel et l’imaginaire cessent d’être perçus contradictoirement ». Les autres protagonistes du récit, ainsi que les animaux et les objets, subissent également cette loi des avatars. Un seul parmi tous est immuable : Jos L’Ankaw ; plus ancien que la mémoire et que la voix. Il est « le Chevalier à la Charrette » ; il peut dire : Je connais tout le monde, et un jour ou l’autre chacun me connaît.

Puis, Yves Elléouët commence l’écriture de son deuxième récit tout aussi poétique que le premier, Falc’hun. Ayant à peine terminé d’écrire son livre, Yves Elléouët meurt e 27 avril 1975 à Saché, des suites d’un cancer à 43 ans.

Falc’hun parait en 1976 de manière posthume aux éditions Gallimard. Roman ? Récit ? Poème ? Tous les genres sont mêlés dans cette épopée dont la figure centrale est celle de Falc’hun (faucon, en langue bretonne), un marchand ambulant. Sur son triporteur chargé de statuettes pieuses, de bijoux de pacotille, de dentelles et de mercerie, il parcourt les chemins de Bretagne en s’arrêtant dans chaque village, dans chaque estaminet. Passé et présent forment une sorte d’apocalypse visionnaire où la pensée autant que les sens, constamment requis, expriment la splendeur baroque d’un pays dont il connaît chaque secret. Il y a la mer. Il y a la mort. Il y a la lande en toutes saisons. Il y a les voix anciennes, le corps des femmes aimées, l’enfance, les maisons. Tout cela est lié, transposé à travers la sensualité du vieil homme, le Vagabond Eternel, baroque et légendaire.

Dans sa préface, Michel Leiris écrit : « Mêlant la vie et la mort plus intimement encore que celui qui l’a précédé (Le Livre des Rois de Bretagne centré sur l’homérique figure de Georges Cocaign, aussi bien demi-dieu celtique qu’ancien colonial travaillé par l’alcool, le paludisme, les prurits sexuels et l’invention poétique), ne force-t-il pas les temps à s’interpénétrer et les lieux à basculer l’un dans l’autre, comme si toutes choses – passées ou présentes, vécues ou imaginées, perçues ou apprises soit par lecture soit par ouïe-dire – y étaient vues sous l’angle de l’éternité ?  Autrement dit : saisies comme des reflets tous éphémères regardés de là où, tout s’égalant à tout, aucun classement utilitaire ne cloisonne le monde toujours en train de se faire et de se défaire et ne ligote par de trop stricts papiers d’identité chacun de ses éléments, ainsi amputé de ses ramifications sensibles… Ce qui compte ici, c’est le mouvement lyrique de l’ensemble et la façon dont s’y efface la frontière entre rêve et réalité. Plutôt que d’un surréalisme, il s’agit, tant avec l’épopée du retraité Cocaign qu’avec la geste de Falc’hun qui, sous l’angle de l’état civil, est un colporteur en « bijouterie, mercerie, optique » voué professionnellement et sans nul doute par goût à un certain vagabondage, de ce qu’on pourrait nommer (dans un esprit nullement théologique, mais pour la commodité critique) un réalisme transsubstantié.  Je veux dire : un mode d’écriture tel que la réalité, au-dessus de laquelle il n’est pas question de se placer par un super-naturalisme de pure rêverie comme celui dont Nerval parlait à Dumas à propos des Chimères, y est à la fois présente et dépassée, mode naturaliste si l’on veut, mais tel qu’à chaque instant, sous la pression d’une impétueuse efflorescence, la pensée, qu’aurait pu engluer le prosaïsme, bouscule la logique du récit et greffe sur lui des tentacules inattendus, tout en restant fortement ancrée dans la vie quotidienne.  En l’occurrence, la vie de terre et de mer qui a pour théâtre la Bretagne, particule du monde dans laquelle l’écrivain trop tôt disparu pour avoir pu donner toute sa mesure aura plongé (si l’on se fie à l’espèce de preuve fournie par l’existence des deux livres) les plus tenaces de ses racines, en raison certes de son ascendance, mais sans doute plus encore par un choix  dont il est impossible de déterminer jusqu’à quel point il fut délibéré ou reposa sur une inclination dont il n’était pas le maître, vers le pays où il avait tout lieu de se sentir dans son climat. »

S’intéressant au poète, notre défunt ami, l’écrivain surréaliste Alain Joubert écrit (in En Attendant Nadeau, 2020) : « Ceux qui ne connaissent pas ce poète, disparu en 1975 à l’âge de 43 ans, sont excusables, car il a peu publié et n’a guère été réimprimé jusqu’à ce jour, c’est pourquoi la publication de Dans un pays de lointaine mémoire, qui regroupe l’essentiel de ses poèmes, met en lumière l’un des poètes les plus inspirés et les plus originaux, issu de la rencontre d’une nouvelle génération avec le surréalisme au cours des années 1950. Voici comment Elléouët s’adresse à André Breton dans une première lettre de décembre 1955 : « Monsieur, C’est avec le désir de me joindre à vos Mystères que je vous écris. Le Surréalisme étant la seule voie menant à la Découverte. La seule lampe d’alchimiste allumée sur la nuit. » Il termine sa lettre par cette affirmation : S’il m’est une famille spirituelle elle est au sein de votre groupe et certainement pas ailleurs ». L’originalité d’Elléouët, poursuit Alain Joubert, c’est que, rompant avec la problématique « mots-idées » caressée par Paulhan, il donne aux objets les prérogatives généralement attribuées à l’image, non pas à la manière de Benjamin Péret qui les faisait se télescoper joyeusement, mais en leur insufflant une charge poétique « oblique » – de biais – spécifique de son univers. Et c’est peut-être à cause de cela qu’Elléouët est surréaliste quand même, bien qu’il ne réponde pas a priori au désir de Breton, pour qui les images sont essentielles. En effet, il se placerait plutôt en position de susciter l’image par induction, pour qu’elle se forme – ou non – dans l’esprit du lecteur au lieu de lui être proposée, là, sur le papier, de manière irrévocable. L’amont du langage est bien présent, mais sous les mots, sous les objets, le mystère de l’image étant d’autant plus riche, donc plus clair, en termes d’évocation, ou de révélation, aux yeux du lecteur que c’est lui qui l’aura forgée pour partie en lui-même. Cette image à l’état latent n’ouvrirait-elle pas la voie à l’injonction prémonitoire de Ducasse : « La poésie sera faite par tous » ? Ainsi : « la fenêtre crie – minuit - sur les toits - quand le renard lèche ses ongles », ou bien : « deux sœurs jumelles se regardent depuis vingt ans - de part et d’autre de la perspective absolue d’un tiroir ».

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire, poésie : La Proue de la table (Le Soleil Noir, 1967), journal intemporel de poèmes illustrés par Alexander Calder, Au pays du sel profond (éditions Bretagnes, 1980), Tête cruelle (Calligrammes, 1982), Dans un pays de lointaine mémoire, poèmes et lettres (Diabase, 2020).

Récits : Le Livre des Rois de Bretagne (Gallimard, 1974), Falc’hun (Gallimard, 1976).

Correspondance : Une correspondance aux armées, lettres du sergent Yves Elléouët à l’aspirant Paul Savatier, 3 volumes (Rafael de Surtis, 2000).

Peinture : Yves Elléouët, J’ai été sous une multitude de formes (Calligrammes, 1983), Yves Elléouët peintre écrivain (Tréguier, 1996), Yves Elléouët (Musée des Beaux-Arts de Quimper, 2009).

Dvd : Dominique Ferrandou, Yves Elléouët, Les Voix de la légende, film documentaire, collection Phares. Durée 81’. Coffret comprenant 1 DVD avec bonus et un livret de 96 pages.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes bretons pour une baie tellurique n° 57